BÉNÉDICTE RAMADE

Entrevue Eve Laliberté Photos Patrick Bérubé

 
 
Aude Moreau, Reconstruction, 2012. Collection particulière / Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal

Aude Moreau, Reconstruction, 2012. Collection particulière / Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal

 

À l’occasion de son ouverture, la Fondation Grantham — toute première fondation québécoise pour l’art et l’environnement — présente l’exposition Apparaître/Disparaître, commissariée par la professeure, chercheuse, critique et commissaire, Bénédicte Ramade. Bien que le mouvement environnemental ne semble pas près de s’essouffler dans la métropole, nous avons cru pertinent de nous questionner sur les lieux communs de l’art et de l’environnement, terreau fertile d’innovation et de réévaluation de nos rapports au réel. Est-ce qu’un art à caractère environnemental est inéluctablement politique? Doit-on repenser notre rapport à l’acte de création? Comment renouveler le discours de l’écologie? Nous avons rencontré Bénédicte Ramade chez elle, à Montréal, afin de discuter de ces questions.

 

EL: Qu’est-ce qui vous a mené vers l’art à caractère environnemental, au tout début?

BR: Oh, c’est il y a longtemps, en 1996, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à ces questions-là, par le biais de Gordon Matta-Clark, sur lequel je faisais ma maîtrise. Je me suis aperçue que cet artiste avait, dans son travail de déconstruction architecturale, une tangente qui l’amenait de ce côté, avec des performances où il faisait expérimenter aux passants de Wall Street de l’oxygène pur à un moment où la pollution atmosphérique à New York — on est en 1972-1973 — était absolument faramineuse. De là, j’ai rebondi sur le catalogue de l’exposition Fragile Ecologies, qui avait eu lieu en 1992 au Queens Museum. Après, la boîte de pandore s’est ouverte. Depuis, je n’ai jamais cessé de m’intéresser à ces problématiques. Non pas par conviction personnelle ou militantisme, ni par éthique ou politique, mais comme une vraie curiosité, parce qu’en 1996-1997, ces questions n’étaient pas du tout développées et diffusées… Depuis, c’est devenu une préoccupation constante de me demander pourquoi on n’a pas su voir ces travaux-là. Qu’est-ce qui se passe avec l’Art écologique? Quel est son problème?

 

Isabelle Hayeur, Cascade Head-Oregon, 2019, Série Underworlds, 2008 — Prêt de l’artiste. Guillaume Simoneau, Dan Rearick on Location ELA, Canada, 2014, Série Experimental Lakes, 2017. Prêt de l’artiste / Galerie Stephen Bulger, Toronto. Yann Pocreau, Ma position dans l’univers la nuit du 20 juillet alors que je contemple le ciel, 2018. Prêt de l’artiste / Galerie Simon Blais, Montréal

 

EL: Il est tout de même surprenant d’apprendre que les circonstances aient joué un rôle plus grand que vos convictions personnelles dans ce choix de carrière. Pensez-vous qu’il en soit de même pour la majorité des artistes, ou pensez-vous que le domaine de la création environnementale se veuille d’abord politique?

BR: Je dirais que les choses ont beaucoup changé. Je crois que les premiers artistes qui ont vraiment travaillé sur ces questions-là à partir des années 1960 étaient moins dans le politique que dans le scientifique. Aujourd’hui, il est plus difficile de dissocier les deux champs. Les questions de l’écologisme politique, de l’écologie sociale et de l’écologie scientifique sont complètement intriquées. Est-ce que moi j’ai l’impression de faire un travail politique? Si on place le politique du coté du militantisme, non, je n’ai pas cette prétention-là. À partir du moment où l’on fait des expositions, on génère une empreinte carbone avec le déplacement des oeuvres, etc. Ce qui fait que je ne peux pas tenir un discours éthique. Mais est-ce que j’ai une démarche politique, au sens plus large? Oui, sur un plan conceptuel et intellectuel, certainement.

Or, j’ai toujours de la difficulté avec un tel positionnement, parce que je ne veux pas donner de leçons, je ne veux pas être du côté de la morale, car je n’ai pas une conduite écologiquement vertueuse. Je marche un peu sur des œufs, je dirais. L’idée est de pouvoir — et j’en fais un devoir politique — stimuler le spectateur et, d’une certaine manière, lui redonner un peu de vitalité et d’espoir. Pas un espoir éperdu, mais je fais rarement des expositions cent pour cent déprimantes.


EL: Heureusement (rires)!

BR: (rires) Ce ne sont pas les lendemains qui chantent, non plus! Je ne suis pas d’un optimisme ébahi, mais je crois que ça reste important d’être dans une dynamique. C’est sûr que la collapsologie, toute cette culture de l’effondrement, est fascinante, mais je préfère voir l’Anthropocène dans ce qu’il offre aussi de positif. C’est-à-dire dans les mutations, et tout ce qu’on peut recroiser et faire évoluer. Je préfère regarder ce verre plein plutôt que celui qui dit qu’on va tous se planter.

EL: Sinon on ne pourrait plus rien faire…

BR: C’est ça, c’est le côté très paralysant de collapsologie. Il faut plutôt apprendre à bouger différemment. Et puis, les visiteurs et les visiteuses d’expositions arrivent très informé.e.s. Je dois les amener dans une autre dynamique qui n’est pas celle de l’information médiatique, qui n’est pas celle de la culpabilisation. Une autre manière de métaboliser les informations qu’on reçoit.

EL: Et, en définitive, est-ce que vous espérez que la réception de vos projets et de vos textes engendre un certain changement, que ce soit en termes de perception, ou encore dans la manière de vivre son quotidien et d’interagir avec le monde qui nous entoure?

BR: Certainement, ça doit arriver. Il est certain que nous, en tant que critiques et commissaires, n’avons que trop rarement une rétroaction sur nos projets et nos textes. Déjà, de recevoir une critique véritable, qui décortique et analyse l’objet expositionnel ou le texte, de manière positive ou négative, et qui rentre vraiment dans les mécaniques critiques et commissariales, ce n’est pas si fréquent. L’espace de discussion, malheureusement, fait souvent défaut. 

Si on veut être constant avec la question environnementale, il faut laisser croître les pensées, dans une perspective de développement durable en quelque sorte (rires). Alors je sème mes petits cailloux, lentement. Je ne fais pas beaucoup d’expositions non plus, parce qu’il faut être vigilant aussi avec ces thèmes-là pour ne pas être greenwashé par une institution ou une quête de message. Il faut avancer avec prudence.

 
 
L’idée est de pouvoir — et j’en fais un devoir politique — stimuler le spectateur et, d’une certaine manière, lui redonner un peu de vitalité et d’espoir.
 
Nadia Myre, Skin Deep : Portrait as Rain, 2014. Collection Parent-Régnier / Galerie Art Mûr, Montréal

Nadia Myre, Skin Deep : Portrait as Rain, 2014. Collection Parent-Régnier / Galerie Art Mûr, Montréal

 
 

EL: Pensez-vous que le thème environnemental est utilisé de manière un peu opportuniste, parfois, non seulement par les compagnies, mais aussi par certains artistes?

Oui, il y a certainement de l’opportunisme, aussi de la part de certains artistes. C’est également pour cette raison que je reviens souvent aux éco-artistes qui se situent à l’origine davantage du côté de la science, parce que c’est vrai qu’aujourd’hui, il existe des artistes qui développent un sillon sincère, comme par exemple Olafur Eliasson. Ce sont des initiatives qui, parfois, ne sont pas en accord avec ce que j’aime, mais il faut reconnaitre qu’Olafur Eliasson un artiste environnemental. Et qu’il est réellement et extrêmement sincère.

Or, il existe aussi des artistes qui font des one shots, juste sur un projet de manière assez opportuniste. Ces one shots peuvent être totalement géniaux, mais ils resteront un engagement ponctuel. Donc c’est complexe de voir où est le degré d’opportunisme, et parfois cet opportunisme génère quand même un bon résultat (rires). Il faut voir du côté des commanditaires, aussi — comment fait-on sponsoriser une exposition lorsqu’on veut être clean et éthiquement droit.

Par exemple, pour The Edge of the Earth à Toronto, évidemment beaucoup de sociétés voulaient nous sponsoriser, comme des banques, soi-disant avec des produits verts. Et puis finalement, quand on creuse les actifs, on voit que ce n’est pas si vert. Du coup, l’institution a choisi de ne pas faire sponsoriser cette exposition, à l’exception de Cineplex avec un placement média. Si on veut être libre de nos positions, cela implique d’avoir une certaine indépendance financière, et ce n’est pas toujours évident. Toutes les institutions ne peuvent pas se le permettre, il faut en être conscient. Après, on s’est aussi posé la question: est-ce que faire un catalogue d’exposition est écologiquement correct? (rires)

EL: Oui, et ceci nous ramène à ce que vous disiez tout à l’heure, qu’une exposition n’est pas nécessairement écologique, même si le propos l’est. Cela pose la question de l’éthique du contenu en rapport avec la forme et les conditions de création d’une oeuvre.

BR: Oui, il faut réfléchir à ceci. Par exemple, moi je n’aime pas les scénographies lourdes, j’aime ce que me dit l’architecture. Donc pour Rehab à la Fondation EDF à Paris en 2010, j’avais travaillé avec Emmanuel Lagarrigue et on avait fait une scénographie très dépouillée, alors que c’était dans un lieu qui est réputé pour ses déploiements grandioses. Je me suis dit que je ne voulais rien construire ou rajouter. Je voulais travailler la lumière; ce qui nous permet de voir. L’idée était d’essayer de faire prendre conscience au visiteur de son champ de déplacement, de son corps, de la lumière, avec des œuvres grandioses. 

À la Fondation Grantham, j’ai joué avec les perspectives vers l’extérieur, sur des positionnement d’oeuvres, comme la main de Karine Payette qui est devant une fenêtre. Je fais confiance aux œuvres, je n’ai pas besoin de les dissimuler avec des dispositifs scénographiques.

 
 
Normand Rajotte, Le lièvre du 23 décembre, 2015. Prêt de la Collection Desjardins / Galerie La Castiglione. Karine Payette, Hospitalité IV, 2017. Prêt de l’artiste / Galerie Art Mûr, Montréal. Benoît Aquin, Suspension (La chasse), 2002. Prêt de l’ar…

Normand Rajotte, Le lièvre du 23 décembre, 2015. Prêt de la Collection Desjardins / Galerie La Castiglione. Karine Payette, Hospitalité IV, 2017. Prêt de l’artiste / Galerie Art Mûr, Montréal. Benoît Aquin, Suspension (La chasse), 2002. Prêt de l’artiste / Galerie Hugues Charbonneau, Montréal. Benoît Aquin, Panache (la chasse), 2003. Collection particulière / Galerie Hugues Charbonneau, Montréal

 

EL: Il semble, en effet, y avoir une réflexion derrière chaque point de vue offert par la mise en espace des œuvres dans l’exposition à la Fondation. Chaque pièce dialogue avec l’architecture et la nature environnante. Ce qui est frappant, c’est aussi que plusieurs des œuvres appartiennent au registre de l’image photographique et de la vidéo.

BR: Oui, beaucoup. C’est vrai que le destin de l’écologie et de l’art passe depuis ses origines par l’image et qu’il y a encore peu de sculptures, mais je dirais qu’avec l’Anthropocène, les médiums se diversifient, vers des sculptures de strates, d’ajouts, de superpositions, par exemple. Ces formes conviennent à la nature géologique et stratigraphique de l’Anthropocène.

Avec l’Anthropocène, on a tout d’un coup un champ qui s’élargit considérablement et qui n’est pas de-facto celui de la visualité. À la Fondation Grantham, les pièces de Julie Roch-Cuerrier, de Nadia Myre, de Monique Mongeau et celle de Yann Pocreau n’appartiennent pas au registre de l’image. J’ai veillé à ne pas oblitérer l’objet, ne pas oblitérer d’autres formes de représentation que celles données par la photographie et la vidéo.


EL: Parce que ces formes-là sont peut-être vouées à être plus fortes? Peut-être sommes-nous tellement habitués de voir des images de la nature qui se meurt que nous n’avons plus de réactions faces à celles-ci — alors que d’autres formes artistiques pourraient donner un renouveau au discours écologique?

BR: C’est clair qu’on ne peut plus faire comme avant. Notamment dans le champ artistique. Sur le plan de l’information, on continue de produire ce type d’images, mais il y une nécessité de se distinguer. Il faut aller dans une circonscription du sujet qui soit un peu plus 3D, où l’image ne vient plus forcément seule, mais accompagnée de son, d’objets ou de performances…

Aujourd’hui, on se rend compte qu’on n’a pas qu’un seul moyen pour parler de l’environnement car la question environnementale s’est grandement complexifiée. Il ne s’agit plus seulement de la nature, mais de santé environnementale, de conditions psychologiques, d’eco-anxiété, de la solastalgie…

Tout ça change énormément et permet un nouveau paramétrage de la formulation artistique et esthétique. Ce moment qu’on est en train de vivre est hyper excitant.

 
 
 
 
 

EL: Beaucoup de changements dans toutes les pratiques! Vous avez d’ailleurs donné une conférence sur le jardinage à l’ère de l’Anthropocène, récemment. Pourriez-vous nous en dire plus?

BR: En fait, l’idée est à la fois de se poser la question de la pertinence du geste de vouloir contrôler la nature dans l’acte de jardiner et de sa viabilité. Comment concevoir un jardinage qui prenne en compte le fait que la plante a une sensibilité? Comment continuer de jardiner, non plus avec des espèces, mais avec du vivant, avec des organismes qu’on commence à comprendre avec leurs sensibilités, leur intelligence, des modes de communication… Comment négocier avec ces nouveaux paramètres quand on envisage le jardin, cette forme très ancienne de culture de la nature? Comment prendre en compte la nature invasive de certains végétaux? Comment l’histoire coloniale intervient dans ce jardinage?

On pose des gestes ancestraux et très simples qui se transforment considérablement aujourd'hui avec la compréhension scientifique du monde. C’est donc là-dessus que je m’interroge lorsque je réfléchis au jardin anthropocène. Les artistes s’y intéressent aussi, justement en invoquant la question de botanique, d’ethno-botanique, la question curative et la volonté de Dé-jardiner, c’est à dire de laisser faire, de laisser ouverte des parcelles, à l’insémination par les oiseaux ou le vent. De se retirer du geste créateur.

En fait, finalement, d’assumer une certaine humilité par rapport à un monde qui, aujourd'hui avec l’Anthropocène, nous apparait totalement inconnu. En fait, on sort d’une culture de la certitude pour rentrer dans un temps incertain, mais qui est, pour moi, tellement plus positif parce que fertile. Ce sont des sables mouvants et il n’y a plus de points fixes, mais c’est ça qui est stimulant intellectuellement.


EL: Tout est à repenser.

BR: Oui, y compris le jardin (rires). Et donc c’était ça qui m’intéressait: de me dire ‘ok, comment jardinons-nous maintenant qu’on sait qu’une plante, le Mimosa Pudica par exemple, est une plante qui déteste qu’on la touche’. Elle se recroqueville sur elle-même, elle est sensible aux vibrations. Ce qui est fantastique, c’est qu’elle est capable d’apprendre. Si c’est toujours le même toucher, elle va s’habituer. Une espèce qui est capable d’apprendre, est-ce qu’on la cultive de la même façon? Est-ce qu’on la plante de la même façon qu’une autre espèce qu’on pense inerte ou seulement bonne à manger? Quel partenariat établit-on avec ce vivant?

 
Yoshihiro Suda, Weeds, 2018. Collection particulière / Galerie René Blouin

Yoshihiro Suda, Weeds, 2018. Collection particulière / Galerie René Blouin

 

EL: Est-ce que le fait de devoir reconsidérer les idées préconçues avec autant de recul et instaurer du doute dans sa pratique permet de laisser davantage de place à la sensibilité et à la subjectivité en tant que chercheur?

BR: Oui, certainement. Parce qu’aujourd’hui, les ambitions sont plus modestes que lorsqu’on était dans un ton plus universaliste où on écrivait l’histoire (rires). Les nouvelles histoires sont beaucoup plus féminines aussi, cela a une incidence car les femmes n’ont pas la même considération de la postérité que le masculin si on schématise un peu.


EL: Il semble y avoir beaucoup d’espoir dans votre vision.

BR: Oui, en tout cas c’est très stimulant! Je n’ai jamais l’impression d’en avoir terminé. Présentement je travaille à la réécriture de ma thèse qui est sur l’Art écologique américain, parce que je pense que c’est le moment de se replonger dedans, au moment où les choses se transforment. Il faut vraiment regarder ce qu’on fait ces éco-artistes dans les années 1960 et 1970 pour comprendre les perspectives actuelles. Il faut reposer les définitions. On parle d’Art écologique, d’art environnemental…


EL: Des termes polysémiques difficiles à définir…

BR: Ouais, exactement. Parfois, on confondra l’Art écologique avec le Land art. C’est une erreur qui nécessite une reprise des fondamentaux pour démêler des concepts qui ne sont, effectivement, pas très limpides.

L’Art écologique désigne un type de pratiques très spécifiques — scientifiques et éco-citoyennes — des années 1960 aux années 1980, après cela se transforme. C’est un art environnemental ou écologiste, et pas écologique. Toutes ces nuances sémantiques sont importantes. 

Je trouve que la question de l’Anthropocène vient clarifier les enjeux tout en en restant lui-même à définir et circonscrire. Et l’art a un rôle fondamental à y jouer.

Profitons de ce moment de hiatus total pour en explorer toutes les avenues.

 
 
 

Vous pouvez visiter l’exposition Apparaître/Disparaître sur rendez-vous le 22, 23 et 24 novembre 2019.