LAURENCE VERI

Entrevue Eve Laliberté Art Laurence Veri Portrait Laurence Veri

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Organicité, mysticisme et fantaisie technique, les oeuvres de l’artiste canadienne Laurence Veri renferment un potentiel narratif inouï et ouvrent la voie à de nombreuses visions de l’imaginaire. Nous avons rencontré l’artiste alors qu’elle est présentement en résidence en Estrie au Centre d’art Rozynski afin de mettre en lumière quelques-uns des nombreux mystères qui sous-tendent sa pratique de céramiste.

EL: Une de vos pièces a récemment été sélectionnée pour faire partie des œuvres de l’encan 2019 de Esse. Félicitations! Comment accueillez-vous cette nouvelle?

LV:
Je suis enchantée de faire partie de cette édition aux côtés d’artistes talentueux et talentueuses, qui m’ont enseigné ou avec qui j’ai exposé. C’est une très belle reconnaissance.


EL: Vous êtes présentement en résidence de création dans les Cantons-de-l’Est. Pouvez-vous nous en dire plus sur le contexte de cette résidence? Travaillez-vous sur un projet en particulier?

LV:
Oui, je suis en Estrie au Centre d’art Rozynski, où je passerai les trois prochaines semaines. C’est un environnement ressourçant. L’héritage des Rozynski est considérable. Ce couple d’artistes a acquis le bâtiment (une ancienne école primaire du village) dans les années soixante pour en faire un lieu de création où on offre ateliers et résidences, ce qui a contribué au développement artistique et à la reconnaissance de la céramique d’art dans la région. Pour ce qui est de mon travail, il s’ancre surtout dans l’expérimentation en studio avec un mode de production intuitif. Je privilégie la prise de risques et me plais à récupérer ce que d’autres abandonnent: résidus de glaçure, rouille, matériaux trouvés, etc. Les composants utilisés en céramique sont aussi présents dans divers usages et procédés industriels et scientifiques. Je m’inspire à l’occasion de certains objets manufacturés issus des mêmes origines matérielles pour leur forme et leur structure. Cette dualité entre céramique technique et artisanale inspire mes plus récentes productions


EL: Les références organiques reviennent souvent dans vos œuvres. Est-ce que la proximité avec la nature est importante dans votre processus de création? Votre rapport à la création change-t-il lorsque vous êtes en campagne ou dans les ateliers de l’Université Concordia, où vous avez récemment complété votre baccalauréat?

LV:
Le monde naturel est mystérieux, il se révèle à nous pour ensuite se complexifier. Cultiver une relation intime avec mon environnement, tant de manière formelle que conceptuelle, est pour moi fondamental. La sculpture en céramique me permet de m’en approcher tout au long de mon processus créatif; l’eau, le feu, la terre et l’air étant tous impliqués dans l’élaboration d’une pièce. Ayant aussi un bagage en art floral, j’ai une relation toute particulière avec la nature pour ses possibilités grandioses et intrigantes. J’ai certainement une bonne disposition à créer lorsque je suis en campagne, où je peux me balader en forêt et cueillir la végétation sauvage. Mes années d’études en céramique à Concordia ont été très riches et productives, mais c’est pour le moins une chance de redécouvrir mon rythme de travail dans un environnement aussi paisible, et ce, sans pression académique.


 

Sans Titre (Félix), 2019 / Bird, 2019 / Misérable nuit, 2019 / Innersidan, 2019

 

EL: Vos œuvres font montre d’une forte influence mythique, voire magique – un esthétisme aux influences médiévales même. D’où vous viennent ces influences? Êtes-vous inspirée par des contes ou par des pratiques issues du passé? 

LV:
J’utilise beaucoup le dessin pour ses possibilités narratives et certains contes et mythes m’inspirent pour leur potentiel énigmatique. Le mythe est souple et malléable. Certains objets, paysages ou récits reconnaissables dont les transformations captivent, deviennent un point d’entrée pour le spectateur. Mes pièces demeurant ouvertes et libres à interprétation, ces constructions imaginaires sont souvent à l’origine des traits que je dessine dans la matière — elle s’incarnent par exemple dans une ombre, ou un espace négatif, tout aussi sensibles.


EL: Votre travail est traversé d’une dimension archéologique qui se traduit principalement à travers votre choix de médium, la céramique, et les manipulations que celui-ci permet. Comment en êtes-vous venue à adopter ce médium? Qu’est-ce qui vous a séduit chez celui-ci?

LV:
J’ai été introduite à la céramique au début de l’âge adulte de façon très intuitive. J’ai toujours ressenti que les possibilités de l’argile étaient incommensurables, de par sa nature très technique et sensorielle. J’utilise aussi parfois des objets domestiques comme point de départ. Entre fonction et contemplation, je peux créer des pièces qui projettent un certain utilitarisme, mais y renoncent simultanément. C’est un médium paradoxal, avec une longévité et une résistance comme aucun autre matériau sur la surface de la Terre, et pourtant capable de communiquer la fragilité. La céramique peut être à la fois étrange et familière, très émotionnelle. Tout ça m’apporte plénitude et sentiments.


C’est vertigineux de penser que des femmes façonnaient déjà des objets en argile il y a plus de 25 000 ans et que je fais partie d’un flux d’idées, de processus et de concepts aussi généreux.
 
 
Souliers de sept lieues, 2018

Souliers de sept lieues, 2018

 

EL: En histoire de l’art, on associe souvent le travail des femmes avec l’utilisation de média plus artisanaux, tels que le textile et la céramique, justement. Croyez-vous que votre pratique trouve racines dans une quelconque tradition de l’art des femmes? Ou, au contraire, cherchez-vous à déjouer cette tradition en vous ré-appropriant le médium à votre façon? Où vous situez-vous par rapport à cet héritage?

LV: L’artisanat nécessite dialogue, compromis, patience et générosité. Il y a tant de femmes céramistes que j’admire pour leur force et leur esprit, certaines pionnières de la céramique contemporaine ont énormément contribué à faire le pont entre l’artisanat et l’art. C’est vertigineux de penser que des femmes façonnaient déjà des objets en argile il y a plus de 25 000 ans et que je fais partie d’un flux d’idées, de processus et de concepts aussi généreux. Employer ces techniques artisanales relève pour moi d’un engagement féministe et il est très fécond de m’abandonner à un médium avec un si riche héritage, dans toutes ses résonances rituelles et émotionnelles.


EL: Dans votre texte de démarche, vous mentionnez la nature cyclique de la vie et de la mort ainsi que la temporalité au sens large comme faisant partie de vos préoccupations artistiques. Comment décririez-vous votre rapport à ces concepts de temporalité en tant qu’artiste? 

LV:
La mort étant nécessaire à la résurgence de la vie, j’aime bien penser que l’esthétique organique et brute de mes pièces suspend celles-ci dans une sorte d’état transitoire. Plus spécifiquement, je réfléchis à la manière dont le temps et la nature interviennent dans la formation de la matière, ce qui remet en question notre relation avec notre environnement, ses organismes, surfaces et objets.


EL: Comment ces thématiques se reflètent-elles dans votre quotidien? Évoluez-vous mieux dans des rythmes rapides ou lents? Dans la routine ou dans l’imprévu? 

LV:
L’argile est imprévisible; le fait de devoir gérer des éléments difficilement contrôlables comme le feu et le temps me permet d’observer une diversité de processus matériels et leurs nuances. Laisser une part de responsabilité au hasard fait parfois naître des déceptions, mais les résultats inhérents aux tempéraments naturels de la matière contribuent à des réflexions nécessaires sur la façon dont j’avance dans un monde en constante mutation.

EL: En plus de l’encan de Esse, qui aura lieu le 21 novembre prochain au Musée des beaux-arts de Montréal, où peut-on espérer voir votre travail dans l’année qui s’en vient? 

LV:
Je suis en discussion pour un projet d’exposition au printemps prochain qui m’enthousiasme beaucoup. Entre temps, je prendrai part à une exposition avec Collection Libérée qui s’exprimera surtout par l’archivage. Et deux autres projets pour cet automne restent à confirmer.


Isabelle Benoit