DOUX SOFT CLUB

Entrevue Eve Laliberté
Art doux soft club (Pénélope Bourgeois, Chloë Baril-Chassé, Marion Paquette et Mariane Stratis)
Photographie doux soft club

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Alors que la situation nous replonge dans un énième confinement, les défis logistiques et les contraintes soulevées par la pandémie continuent de redéfinir notre milieu culturel.

Bien que plusieurs d’entre nous commencent à apprivoiser les écrans, entretenir nos relations et partager nos extases par delà les kilomètres demeure un exercice intéressant. L’espace commun et la création de groupe résistent-ils à leur saut vers le numérique? Comment, au quotidien, rêve-t-on, se confronte-t-on et se façonne-t-on en tant que collectif — malgré la distance?

Avec une feuille de route comprenant plusieurs projets en peu de temps, notamment présentés à Verticale — Centre d’artistes et AXENÉO7, le doux soft club s’est démarqué par ses œuvres sensibles et bienveillantes. 

En direct de nos salons respectifs, les membres du club (Pénélope Bourgeois, Chloë Baril-Chassé, Marion Paquette et Mariane Stratis) et moi avons discuté de questions entourant leur identité collective, le rapport de cette collectivité à leur pratique personnelle et la légitimité que peut offrir le travail en affiliations.

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

EL. Cela fait près de six mois que je n’ai pas eu l’occasion d’échanger avec des artistes dans un contexte professionnel. Pour moi, la pandémie a eu un effet paralysant, rempli de vagues de remises en question et de lueurs d’espoir. 

J’aimerais commencer par vous demander comment vous avez vécu — et continuez de vivre — la pandémie, de manière individuelle, mais aussi en tant que groupe. 

MS. Tout au long du confinement, nous avons eu plusieurs belles nouvelles, l'acceptation de notre première bourse par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), nous avons également été en lice pour la Bourse Plein Sud. Aussi, un peu après le déconfinement nous nous sommes fait approchées pour participer à plusieurs programmations, mais nous avons dû refuser la majorité des projets.

MP. Oui, il s’agissait de projets que nous ne pouvions tout simplement pas faire, à cause des contraintes de temps principalement. 

CBC. Les choses ont tellement tourné autour de la pandémie dans les derniers mois. C’est comme si à la période du déconfinement nous avions senti une certaine «presse». Les organismes culturels ont invité des artistes pour créer rapidement de nouveaux projets pour assurer les activités culturelles pendant la période estivale. C’est vraiment important pour nous de bien faire les choses, et cela n’aurait pas été une bonne idée de nous embarquer dans un projet à moitié. 

EL. Il me semble que, de plus, tout cela concordait avec une pause que vous vous donniez pour le doux soft club? 

MS. Nous n’avions pas de projets pour la suite, car nous avions pris la décision de nous concentrer sur nos pratiques personnelles pour l’année 2020. Nous avions besoin d’une petite pause après avoir eu un automne et un été assez rock’n’roll. La pandémie est donc arrivée à un moment où, pour nous, le travail était en suspens en quelque sorte. 

 
doux soft club, vues de l’exposition « siesta blue » (2019) du doux soft club à AXENÉO7. crédits : alignements

doux soft club, vues de l’exposition « siesta blue » (2019) du doux soft club à AXENÉO7. crédits : alignements

 

EL. Comment gère-t-on le fait de prendre des décisions de ce type à quatre têtes? 

MS. Nous étions plutôt sur la même longueur d’onde. Nous nous étions dit que nous accepterions seulement les projets pour lesquels nous étions en accord les quatre. Je pense que d’un commun accord nous misons vraiment là-dessus:  l’idée que le travail soit vraiment stimulant à quatre et que tout le monde puisse être disponible et mettre du sien; dans l’idée aussi que ce soit représentatif du collectif. 


EL. J’imagine que de travailler en collectif amène son lot de défis, non seulement du point de vue logistique, mais aussi du point de vue créatif. Si je peux me permettre d’utiliser ce terme, on pourrait dire qu’il est plus «efficace» de travailler individuellement, surtout dans le contexte actuel. 

Pourquoi fait-on le choix d’avoir une pratique collective à quatre? Et pourquoi continue-t-on? 

CBC. C’est vraiment une bonne question! (Rires) Je pense que tout ce que nous vivons, quand nous le vivons seul-e-s dans notre pratique, c’est une effervescence qui provient principalement de l’intérieur, qui est seulement partagée lors de la présentation des projets et des expositions. Travailler en équipe, c’est avoir une réponse automatique. Des rebonds à l’infini. Nous ne nous lançons pas la balle seules. Nous la lançons à plusieurs. 

Travailler en équipe, c’est avoir une réponse automatique. Des rebonds à l’infini. Nous ne nous lançons pas la balle seules. Nous la lançons à plusieurs.
— Chloë Baril-Chassé

MS. À certains niveaux, c’est vraiment rapide de faire rebondir les idées. Par contre, pour planifier des sessions de travail, les choses peuvent être un peu plus complexes du point de vue logistique. Quand nous sommes réunies toutes les quatre et que nous réfléchissons à un projet ou à comment construire une pièce, par exemple, ça va très vite! Au final, je pense qu’il y a plus d’avantages que de désavantages. Nous développons un langage, une esthétique, une façon de réfléchir à quatre. C’est vraiment riche. Plus que tous les aspects qui sont moins productifs, si on veut. 

PB. Et pour répondre à savoir ce qui fait que l’on continue: je pense qu’il y a notamment le fait que nous avons le luxe de ne pas être une compagnie qui doit rendre des comptes toutes les semaines. Nous avons le droit de nous permettre d’être en pause. Cela n’enlève rien à la pertinence du projet quand il revient, mais je pense que c’est vraiment un luxe de pouvoir créer ces vagues. 

MS. Le projet est mouvant, il évolue au même rythme que nos vies. C’est ça l’idée, en fait! Il reste toujours en background. Nous réfléchissons constamment à des manières de faire grandir le doux soft club pour qu’il puisse s’arrimer avec nos réalités. C’est complexe parce que dans nos vies, il y a le collectif, il y a le collectif Pénélope et Chloë, leur projet Récrer, la pratique de Marion, la mienne, alignements, la maîtrise, l’enfant de Pénélope! (Rires) Tout ça fait que c’est bien plus que quatre horaires au final…


EL. C’est plutôt huit… (Rires)

MS. … huit, dix horaires! Alors c’est certain qu’au niveau de la logistique, c’est un peu plus complexe, mais une fois que nous sommes fixées sur un projet, nous nous lançons et ça fonctionne!

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

EL. Il est inspirant de voir que vous ne semblez pas travailler dans l’urgence. Il doit s’agir d’un défi, et particulièrement pour des artistes qui émergent. Peut-être est-ce une des forces de votre projet justement! 

Je trouve que cette sagesse par rapport à la temporalité de votre travail résonne directement avec votre nom de collectif. Pouvez-vous m’en dire plus sur l’origine du doux soft club? 

MS. C’est un peu paradoxal, parce que l’année où nous avons démarré le club n’a pas été la plus douce! Les projets se sont vraiment enchaînés. C’est justement une promesse que nous nous sommes faite, d’essayer d’avoir un horaire un peu plus doux. Ce que nous reflétons à travers notre imagerie, c’est vraiment de la douceur. Et nous voulons incarner cela à travers toutes les dimensions du projet, jusque dans nos relations.  L’idée est partie d’un doux plus tactile, à la frontière de toutes nos pratiques individuelles. Mais toute cette idée s’est rapidement transformée en éthique de travail. 

MP. À la base, c’était pour se rassembler et avoir un point commun pour se rallier. Il y avait aussi tout le rapport à l’université, à savoir: c’est quoi la vie d’artiste postuniversitaire? Comment continue-t-on à partager en communauté, à faire nourrir et grandir les idées? Je pense que c’était aussi une manière de s’encourager dans nos pratiques respectives, de se créer un noyau pour faire grandir des choses. 

MS. Nous voulions aussi produire nous-mêmes des expositions. En tant qu'artistes émergentes, c’est plutôt rare de se faire inviter par des commissaires… Alors il y avait ce désir-là aussi… 

EL. De reprendre le contrôle… ? 

MP. Oui! De s’autopromouvoir, en fait. De créer une structure qui nous permette de nous déployer plus largement.

MS. Et de construire des projets sous la forme de l’exposition, je pense que c’est quelque chose qui était vraiment au cœur du collectif. C’est à travers cette lentille que nous réfléchissions la création.

MP. Au final, l’exposition est un concept vraiment large et souple pour nous, c’est tentaculaire! C’est un médium qui se revisite par la publication, la performance, le Web et tout cela est en constante régénération.

 
 

EL. Pensez-vous que de vous unir sous la bannière d’une identité collective vous a donné une certaine confiance? 

MS. Oui, en fait cela a légitimé le travail! Nous le sentions dès le départ, c’était un peu la genèse du projet. Nous étions conscientes que nous allions utiliser cette plateforme pour nous valider et grandir ensemble. 

PB. Le projet nous donne la force de placer les cartes que nous avons envie de jouer puisque nous ne sommes pas seules. En étant quatre, nous nous accordons le droit de faire les choses que nous souhaitons. Nous sentons que cela peut avoir plus de poids.

EL. Il y a sans doute quelque chose d’émancipateur aussi dans le sens où, en créant quelque chose qui est distancié de votre personne, vous prenez peut-être plus de risques… 

MS. Le fait de s’appuyer les unes sur les autres a permis une prise de risques qui s’est tranquillement transformé en langage! La pratique du doux soft club, qui est partie de nos pratiques personnelles, vient maintenant influencer et parasiter positivement nos pratiques individuelles. Il y a vraiment des allers-retours entre les pratiques, tout devient poreux et interrelié. Je trouve que c’est quand même méta comme projet! Il y a une distinction entre nos projets individuels et nos projets à quatre, mais il y a aussi un noyau d’arrimage.

Je me suis déjà fait poser la question à savoir quelle était la différence entre ma production et celle du doux soft club et c’est une question à laquelle je réfléchis encore aujourd’hui. Je trouve qu’il semble y avoir un malaise avec le fait d’avoir une pratique collective et une pratique individuelle. C’est comme si c’était vu comme étant problématique.

Il y a vraiment des allers-retours entre les pratiques, tout devient poreux et interrelié. Je trouve que c’est quand même méta comme projet! Il y a une distinction entre nos projets individuels et nos projets à quatre, mais il y a aussi un noyau d’arrimage.
— Mariane Stratis

EL. Et pourquoi pensez-vous que c’est vu comme étant problématique? 

MS. Parce que c’est moins catégorisable! Mais il y a clairement un paradoxe. En ce moment, il y a beaucoup d’appels de dossiers sur le collectif, on célèbre la collectivité dans les institutions! Par contre, en tant que tel, du point de vue de la production c’est désavantageux d’être un collectif. La rémunération ne prend pas toujours en compte le nombre d’artistes dans le collectif.  Nous ne sommes pas encore au point où c'est monétairement logique d'être un collectif, mais c’est riche à pleins d’autres niveaux! 


EL. C’est intéressant ce que vous dites : il y a parfois une certaine distance dans les institutions entre ce qui est présenté et ce que les employés vivent. Les valeurs prônées créativement ne sont pas toujours les mêmes que celles qui sont dans la culture d’entreprise de certains musées ou galeries. Comment faites-vous face à cette dichotomie? 

MS. Pour nous, c’est important les relations. Nous voulons travailler avec des gens que nous trouvons intéressants, respectueux et sensibles. Nous voyons nos productions comme des collaborations à long terme. C’est un déploiement d’énergie de produire un projet pour un endroit et l’idée est de créer de vraies relations avec les gens autour de nous. Ça devient des affiliations.

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

EL. J’ai l’impression que vous militez tranquillement pour le doux dans plusieurs aspects de votre travail d’artistes. Considérez-vous votre travail comme étant politique? 

MP. Il l’est quand même, mais c’est plutôt dans la suggestion. Il faut dire que nous sommes tout de même quatre femmes artistes traitant d’enjeux de bienveillance, de rapport à l’autre, de respect et d’esprit de communauté. 

MS. Nous nous faisons souvent demander si la pratique du doux soft club est féministe…

CBC. Et nous devrions toujours répondre oui! Même si on ne le revendique pas haut et fort.

MP. C’est sous-entendu, cela fait partie de nos valeurs en tant que collectif. Mais nous préférons pouvoir nous intégrer, pas comme si nous étions quelque chose d’excentré qui devrait trouver son centre, mais plutôt comme quelque chose qui arrive naturellement. 

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

EL. Présentement vous êtes en pause, mais avez-vous déjà un plan de match pour la suite? 

MS. Marion et moi avons une petite idée d’un projet que nous voudrions proposer aux filles, mais nous prenons notre temps. 

MP. Et il y a la pandémie aussi! Je me fais souvent poser cette question-là en ce moment, mais la vérité c'est que je ne sais pas! (Rires)

MS. La pandémie pousse à ralentir, à mettre davantage nos limites. L’idée c’est que le projet vive longtemps alors nous ne prendrons pas nécessairement toutes les opportunités qui vont se présenter à nous. Mais nous avons hâte de réfléchir à un autre projet! 

MP. Le doux soft club c’est un projet collectif… Mais il reste qu’il faut mettre autant d’énergie dans nos propres pratiques si nous voulons que ça marche un jour aussi de ce côté. Ce n’est pas parce que nous commençons a avoir de la reconnaissance dans le milieu avec le doux soft club que nous en avons tout autant dans nos pratiques personnelles. C’est quand même un peu drôle. C’est comme si notre band marchait, mais que nos projets solos marchaient à différents niveaux. (Rires)

CBC. Et pour que ça continue de s’appeler le doux soft club, il faut qu’on se laisse cette place! (Rires) Il faut que ça reste doux. Je pense que c’est ça qui fait que le collectif tient aussi bien : c’est qu’on se laisse de la place! 

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

doux soft club, « siesta blue » (2019) Verticale - centre d’artistes, Laval, Qc

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ARTICLE PUBLIÉ EN JANVIER 2021