VICKY SABOURIN — CARNET DE PLAGE

Entrevue Florence-Agathe Dubé-Moreau
Art Vicky Sabourin

Pendant près de 15 jours en mai dernier, Vicky Sabourin a arpenté les plages des Îles de la Madeleine à la recherche de coquillages, d’ambres gris et de quelques trésors portés par les vagues jusqu’à ces rives. Cette résidence de recherche était organisée par le centre d’artistes AdMare. Elle se concluait par une performance in situ, au pied des dunes de Pointe-aux-Loups, et visait à préparer l’exposition individuelle de Vicky, intitulée Sugar Cakes, qui débuterait en juillet sur l’archipel.

ENTREVUE EN TROIS TEMPS

Juin — Notre échange s’amorce durant le battement entre ces deux expressions du projet; nous nous retrouvons à l’atelier de l’artiste situé sur le Plateau-Mont-Royal, au cœur d’une île bien loin de la première. Vicky relate ses longues promenades insulaires et partage ses préoccupations écologiques au fur et à mesure qu’elle décrit avec soin ses trouvailles rassemblées, classées sur une large table de travail baignée d’une lumière bleuâtre — une odeur subtile de mer flotte dans la pièce.

LA RÉSIDENCE

Lorsque tu as pris la route vers les Îles de la Madeleine à la fin avril, quelles étaient tes intentions de recherche en vue de la résidence? Qu’est-ce que la mer t’inspirait?

Je suis partie aux Îles avec le désir de rencontrer le territoire, de marcher dans les dunes et de me perdre dans le vaste paysage. De contempler les longs horizons.

La forêt est le type d’étendue que je connais et qui me ressemble le plus. J’aime me sentir petite dans le paysage, petite mais enserrée par les arbres, les falaises. Je suis habituée à la verticalité des paysages boisés. Les longs horizons, en revanche, sont des paysages qui me sont moins familiers et que j’apprends encore à saisir.

Donc on peut dire que je partais en espérant vivre une sorte de ressourcement, en cherchant à découvrir de nouveaux paysages dans le but de stimuler mon univers créatif.

Avais-tu une idée précise de ce que tu espérais dénicher sur les plages ou des actions que tu désirais y mettre en œuvre?

Un souhait qui m’était très cher au départ pour la résidence était de cueillir des objets naturels sur les plages. Je partais un peu à la chasse au trésor — beach combing — pendant 15 jours! Le rêve.

Lors de mes recherches préparatoires, je me demandais ce que convoitaient les Madelinots lorsqu’elles et ils arpentent les côtes. Laurène [Janowsky], la directrice artistique d’AdMare, m’a appris que l’on trouve parfois des dents de morse sur les plages. Le morse a disparu de l’archipel depuis environ 100 ans, mais encore à ce jour, les dunes et les marées recrachent des vestiges de leur passage. Sur ma liste, où figuraient déjà ambre gris et balanes, j’ai ajouté: dents de morse.

Pour tout dire, je suis partie avec de nombreux matériaux: de la terre, des caméras, ma machine à coudre… J’emportais également une variété de tissus dans l’idée de me faire des vêtements de performance, de les utiliser comme backdrops photographiques ou de les installer dans le paysage. Tout ça en me disant que j’étais prête à explorer, à amorcer une production et surtout à me laisser porter par le rythme des Îles, ouverte à ce qui allait s’offrir à moi.

 
 

Dans tes valises, emportais-tu aussi certains de tes propres objets ou accessoires de performance inspirés des mondes animal et naturel?

J’ai apporté avec moi des céramiques s’inspirant de la mer: conques, coquillages, balanes et autres formes un peu plus abstraites. Certaines étaient émaillées et d’autres seulement biscuitées.

Je pensais beaucoup au land art.

Sauf que je pensais à de petits gestes, à des traces éphémères.

Lors de mes recherches préparatoires, je me demandais ce que convoitaient les Madelinots lorsqu’elles et ils arpentent les côtes. Laurène [Janowsky], la directrice artistique d’AdMare, m’a appris que l’on trouve parfois des dents de morse sur les plages. Le morse a disparu de l’archipel depuis environ 100 ans, mais encore à ce jour, les dunes et les marées recrachent des vestiges de leur passage. Sur ma liste, où figuraient déjà ambre gris et balanes, j’ai ajouté: dents de morse.
— vicky sabourin

Déambulation, collecte et actions invisibles sur fond marin… Peux-tu nous décrire à quoi ressemblaient tes journées de recherche et de création?

La première semaine de résidence a surtout ressemblé à une période d’exploration. Mon partenaire Chris [Boyne], qui avait déjà fait une résidence artistique aux Îles en 2016, m’accompagnait et me guidait à travers l’archipel. Nous avions planifié de visiter les plages du sud, du nord, à l’est et à l’ouest, afin de me donner une idée générale du territoire.

Je me levais tôt, vers sept heures du matin. Tous les jours, j’allais marcher au bord de la mer en longeant les dunes avec Chris. J’apportais des sacs en tissu pour transporter mes trouvailles. Parfois, nous visitions deux plages différentes: une le matin et une autre l’après-midi. Une fois le choix de plage arrêté, nous choisissions un point d’entrée et une direction à notre marche, puis nous marchions des heures durant. 

Les vents étaient souvent forts.

Chris était muni d’une caméra 5D sur l’épaule et moi, d’une petite point and shoot autour du cou et de mon cellulaire dans une poche.

Je scrutais méthodiquement les dunes à la recherche de coquillages, d’ossements, de dents de morse, d’ambre gris. Dans un sac, je mettais les déchets refoulés sur les berges. Il y avait beaucoup de plastique: des bouteilles vides, des cartouches de carabine, des cordes pour la pêche. Dans l’autre, je recueillais ce que je voulais conserver pour ma propre collection.

À force de toujours braquer les yeux sur le sable et de marcher au soleil et aux grands vents, il y avait un moment où l’on perdait un peu la tête. Chris et moi appelions ça «The Dune Fever». Aussitôt que l’un de nous se mettait à chanter Genie in a Bottle, on savait qu’il était temps de rebrousser chemin.

Puisque mes sacs se remplissaient rapidement, j’ai commencé à aménager de petites caches pour me délester. Je récupérais mes trésors et déchets sur la route du retour. Le soir venu, je faisais le tri de mes découvertes et classais mon butin dans la valise de notre voiture. Au fil des jours, l’odeur de mer s’est faite de plus en plus forte dans l’auto.

Mes plages préférées étaient celles de la Dune du Nord et de Pointe-aux-Loups. Nous les avons visitées à plusieurs reprises. J’ai fait mon installation et performance de fin de résidence à la Dune du Nord.

 
 
 
 

Est-ce que ton projet a été influencé par le terrain là-bas?

Trois moments forts jalonnent mon séjour.

— Le crâne —

La plus grosse surprise a été de trouver un crâne de rorqual à demi enseveli dans le sable. Chris voulait me montrer sa dune préférée — celle que nous appelions affectueusement «la craque». À une vingtaine de minutes de marche de la route, le crâne était là, enfoui dans le sol face à l’océan. De loin, je pensais que c’était une souche d’arbre échouée, mais plus je me rapprochais, plus sa forme m’intriguait.

 
À une vingtaine de minutes de marche de la route, le crâne était là, enfoui dans le sol face à l’océan. De loin, je pensais que c’était une souche d’arbre échouée, mais plus je me rapprochais, plus sa forme m’intriguait.
— vicky sabourin
 
 

Ma première réaction fut de l’embrasser de tout mon corps, de me lover dans le creux des os érodés par la mer, de le toucher et de le sentir. Je me trouvais privilégiée d’avoir fait cette découverte. Je n’avais jamais touché à un os de baleine. Les quelques spécimens que j’avais vus dans le passé étaient dans des musées d’histoire naturelle où, bien entendu, il est interdit de toucher.

Nous avons visité la tête à quelques reprises pendant notre séjour. Un matin, je me suis mise à en creuser le pourtour avec mes mains. C’était comme une performance intime, une rencontre entre la baleine, Chris et moi. Elle était si différente découverte et renversée de l’autre côté. Je pouvais voir des traces de chair et de peau sur cette nouvelle face du crâne, et elle n’était pas aussi blanchie que son envers. J’apercevais même le trou de soufflage sur le dessus de sa tête. Avec un petit bâton, j’ai délogé un peu de sable qui obstruait l’orifice. Une forte odeur s’en est dégagée.

Dans les cosmétiques et le parfum, certaines parties des baleines, dont la graisse et l’ambre gris, ont été abondamment utilisées par le passé. Or, comme on ne chasse plus les baleines et que l’ambre gris coûte une petite fortune, la parfumerie utilise aujourd’hui de l’ambre gris synthétique, pour des raisons d’éthique animale et de coûts. Libérer l’odeur du crâne me faisait penser à celle de l’ambre gris: une odeur douce et puissante, animale.

Libérer l’odeur du crâne me faisait penser à celle de l’ambre gris: une odeur douce et puissante, animale.
— VICKY SABOURIN
 

— La dune Sandy Hook —

La plage Sandy Hook fut la plus prolifique en termes de collectionnement.

La balane est un crustacé envahisseur et une forme récurrente dans ma pratique depuis quelques années. Normalement, j’en fabrique en porcelaine que j’émaille. Lors de mon excursion sur cette plage, je n’arrêtais pas de trouver des balanes. Il y en avait tant que j’ai même cessé de les ramasser. J’ai récolté de nombreux northern moon snails (Euspira Heros) que les Madelinots appellent borlicocos, quelques palourdes, des mactres, des huîtres, des pétoncles blancs et roses, une éponge de mer digitée, des os de mammifères terrestres et marins.

Et du plastique, beaucoup de plastique.

 
 
 
 

— Le bébé loup-marin mort sur la plage —

Ce moment m’habite encore. Je suis restée longtemps observer et contempler tous les détails du petit phoque échoué, mort. Je me souviens de sa fourrure couleur cassonade, de l’arc de son corps et des traces dans le sable, créées par les piétinements des goélands. La mort, les cycles font souvent partie de ma pratique. J’ai vécu beaucoup de décès dans ma famille lors des deux dernières années — c’est d’ailleurs le sujet d’un projet sur lequel je travaille actuellement, la suite de Colts Raisin (installation présentée à la Galerie atelier b en 2019). Cette rencontre avec le loup-marin et les goélands était paisible et belle. Ça m’a aidé à panser ma peine, mes deuils. Sur les réseaux sociaux, que j’utilisais alors pour documenter ma résidence en temps réel, j’ai choisi de décrire le moment en mots plutôt qu’en images.

 
Je me suis demandé qui imitait qui; le sable imite la fourrure du phoque ou le phoque, les tonalités et motifs du sable? Une des photos prises avec mon cellulaire fait partie de l’installation finale pour AdMare.

— vicky sabourin

Le lendemain, en me promenant sur une autre plage, j’ai tout de suite remarqué des motifs formés par le mouvement de l’eau qui laissaient des taches foncées sur le sable blond. On aurait dit une peau de phoque. C’était si beau. Je me suis demandé qui imitait qui; le sable imite la fourrure du phoque ou le phoque, les tonalités et motifs du sable? Une des photos prises avec mon cellulaire fait partie de l’installation finale pour AdMare. Elle est imprimée sur du papier japonais et drapée sur une structure. Elle est ma peau de phoque.

 

L’EXPOSITION

Fin juin — c’est depuis la baie de Gaspé que je retranscris les propos de Vicky, recueillis un peu plus tôt ce même mois à son atelier, alors qu’à mon tour je passe quelques semaines au bord de la mer. La discussion se poursuit à distance, par écrit. Notre correspondance est entrecoupée de photos de plage, de sable, de coquillages.

«T’es-tu baignée?», me demande Vicky en m’envoyant de nouveaux paragraphes. Je complémente ma réponse en incluant quelques clichés de roches croqués au pied du cap Bon-Ami, au nord de la péninsule de Forillon. À cet endroit, les strates de roc, polies et arrondies par le mouvement successif de l’eau, produisent un effet de miroir avec la forme des vagues.

 
 

À Montréal, Vicky s’affaire aux derniers préparatifs en vue d’un deuxième voyage vers les Îles pour le montage de son exposition Sugar Cakes qui prend place dans l’espace Colis suspect d’AdMare: une vaste boîte en verre située au cœur de l’aéroport des Îles de la Madeleine. Le vernissage est prévu le 12 juillet.

Ce projet de résidence et d’exposition amorce un tout nouveau corpus dans ta production. De quelles manières Sugar Cakes se connecte-t-il, des points de vue théoriques et formels, à tes projets antérieurs qui exploraient des enjeux liés au pillage et au braconnage d’espèces en danger?

La nature occupe une place singulière dans ma pratique artistique. À travers mes installations et mes performances, je remets en question la légitimité de l’humain à se positionner au-dessus des autres vivants. Quelle est la place de l’être humain face à la nature? Quelles sont les (inter)relations possibles?

Comme plusieurs personnes, je collectionne des objets provenant de la nature: roches, coquillages, lichen, etc. Malgré ma conscience écologique, je ne cesse d’être confrontée à mon désir persistant de collectionner des spécimens naturels. Ces pulsions sont décuplées quand je voyage et se transforment bien vite en souvenirs que je ramène chez moi. Et à l’inverse, les spécimens dont je ne peux pas m’emparer, car faisant partie de collections d’histoire naturelle ou de zones protégées, par exemple, je les fabrique en céramique et en feutre lorsque je rentre à l’atelier.

Je réfléchis beaucoup à ce désir de posséder un fragment d’un territoire par le biais d’un spécimen végétal, minéral ou animal. Sans hésitation, nous condamnons le ou la braconnier·ère, mais cette figure est-elle si différente de celle du ou de la scientifique et de l’artiste? Avons-nous davantage le droit de poser ces gestes au nom de la science ou de l’art?

Le titre Sugar Cakes renvoie-t-il à une référence précise?

Depuis plusieurs années, je m’intéresse au braconnage. C’est ce qui m’a amené à explorer la relation entre le faucon et l’humain, puisque c’est l’animal le plus revendu sur les marchés illégaux en provenance du Canada. J’aborde spécifiquement cet enjeu dans mon projet Becoming Invisible (2019).

C’est à travers mes recherches sur le braconnage que je suis tombée sur un article du New York Times intitulé «Tiny Birds, Big Drama: Inside the World of the Birdmen of Queens» (2015) et portant sur les compétitions de chant d’oiseaux. Souvent, les oiseaux chanteurs sont capturés en Amérique du Sud et introduits illégalement aux États-Unis. L’article relate l’histoire d’un homme qui s’est fait intercepter par les autorités transfrontalières avec des pinsons dissimulés dans des boîtes sur lesquelles il avait inscrit «Sugar Cakes».

À la lecture du texte, ce détail m’a marqué.

Je suis à la fois étonnée par l’ingéniosité des braconnier·ères et dégoûtée par leur violence et leur manque de respect pour les vivants, même menacés. Les animaux sont emmaillotés, coincés dans des bas collants, des rouleaux de papier de toilette, des bouteilles vides, insérés dans des poches cousues à l’intérieur des vêtements des trafiquant·es.

Ces stratégies de camouflage illégales rendaient d’autant plus pertinente, pour moi, l’occasion d’exposer dans l’espace Colis suspect d’AdMare qui, de par sa localisation dans l’aéroport et son nom, évoque de façon très littérale les vitrines présentant les articles confisqués aux abords des contrôles de sécurité aérienne.

L’expression «Sugar Cakes» s’est finalement doublée d’une exploration formelle au fil de la préparation de l’exposition. D’abord, à travers la palette de l’installation dans la vitrine qui joue sur un éventail de couleurs pastel, sucrées. Ensuite, je me suis intéressée aux rapprochements entre le titre et le volume des galettes de sable, ce qui m’a amené à réfléchir au «faire semblant» lorsqu’on joue sur la plage. Et par association, j’en suis venue à approfondir l’idée de la diversion en explorant des dispositifs de monstration qui permettent d’évoquer une chose pour l’y en cacher une autre.

 

Exposition Sugar Cakes, AdMare (vitrine, 2021)

 
 

Par le passé, tu as effectué des résidences dans le parc national de Banff, au Banff Centre, et dans les archives du centre culturel The Rooms, à Terre-Neuve — deux résidences importantes dans ton parcours, car elles ont impulsé plusieurs corpus d’œuvres subséquents, certaines œuvres et questions voyageant et se transformant même d’un projet à l’autre depuis 2016. Les paysages et écosystèmes des Îles de la Madeleine sont-ils susceptibles de nourrir ta pratique vers de nouvelles directions?

Chacune de mes œuvres est l’accumulation d’expériences, de rencontres, d’anecdotes. Je n’ai eu qu’environ un mois entre la fin de la résidence et l’ouverture de l’exposition. C’est plutôt court par rapport à mon processus de création. Je sais que je n’ai pas encore tout assimilé. Les expériences sensorielles, les rencontres avec les gens et la découverte des paysages littoraux… Tout ça, je sais que c’est encore en suspend en moi. Lorsque les sédiments retomberont, de nouvelles idées ou approches formelles et conceptuelles vont naître.

Sur les plages par exemple, j’ai ramassé des fragments de coquillages marqués par l’érosion ou le passage d’insectes. Leurs motifs m’ont donné envie d’explorer des formes plus abstraites. Et presque sans m’en rendre compte, de retour à Montréal, les premières choses que j’ai produites à l’atelier sont justement deux céramiques reproduisant les sillons dans le sable laissés par l’eau et le vent. Leurs traces ressemblent à des empreintes digitales. Comme si ces contours s’étaient imprégnés en moi, à mon insu, à force d’observer le sable au cours de mes longues promenades.

 
 

LES TRACES

Juillet — Vicky est de nouveau aux Îles et moi, toujours en Gaspésie — si près l’une de l’autre par l’eau; si loin, par la terre. Elle m’envoie un article paru sur le site de Radio-Canada: «Une carcasse de rorqual commun retrouvée au parc Forillon» (5 juillet 2021), et m’écrit:

Depuis mon arrivée, je suis retournée en pèlerinage à la Dune du Nord pour revoir le crâne de rorqual. Mais le crâne n’y était plus! J’ai parcouru la plage de long en large sans le retrouver. A-t-il été enseveli par le mouvement des dunes et des marées? C’est vraiment mystérieux que la mer recrache des os et des trésors, mais puisse les ravaler en un mois à peine. Tandis que je marchais sur le sable, je ne cessais d’imaginer ce qui se cachait sous mes pieds et à la chance unique que j’avais eue de faire la rencontre du crâne plus tôt en mai.

Cet événement m’a aussi amené à penser longuement à l’écologie des abysses. L’expression «Whale Fall», ou la chute des baleines, est donnée aux carcasses de cétacés qui sombrent dans l’abysse des océans. Lorsqu’une baleine échoue au fond de la mer, elle peut nourrir un écosystème entier pendant des décennies. Si elle se retrouve près du rivage, sa décomposition sera plus rapide, car elle attirera des charognards. Celles qui se reposent dans les profondeurs de la mer auront une décomposition lente d’une centaine d’années.

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Le rorqual commun a été découvert à quelques pas de l’endroit où j’avais pris les clichés de roc poli pour Vicky. Je retourne sur la plage du parc Forillon; l’odeur y est presque insoutenable. Cet échange entourant les deux baleines qui nous unissent à distance m’amène à réfléchir à ce qui demeure après une résidence d’artiste en territoire isolé et à l’impermanence du format de l’exposition temporaire, en particulier, dans un lieu transitoire comme un aéroport.

Quels rôles a joués la photographie dans l’élaboration de Sugar Cakes et, peut-être, dans son prolongement?

Photographier, c’est aussi pour moi une manière de collectionner. J’utilise certaines caméras pour des moments ou des usages spécifiques, et je prends beaucoup de photos pour n’en conserver que très peu dans l’œuvre finale. Mon cellulaire est rempli à craquer d’images! Ces photos, je les partage sur les médias sociaux et je m’y reporte lorsque je travaille à l’atelier. Ma pratique étant souvent ancrée dans l’éphémère, de par mon exploration de l’installation et de la performance, la photographie me permet d’asseoir un langage visuel afin de fixer cet éphémère.

Tout comme dans mon travail de sculpture, je m’intéresse beaucoup à la circularité des images, ce va-et-vient entre la documentation de l’œuvre, la documentation en tant qu’œuvre, le journal de voyage ou journal d’atelier et l’œuvre. L’étude de la fluidité et de la matérialité photographique me permettent aussi de réfléchir à l’image qui devient objet ou sculpture dans certaines occurrences.

Le corpus Sugar Cakes présente enfin la particularité d’avoir été généré par plusieurs photographes, dont Chris, qui avait été invité officiellement par AdMare afin de documenter la résidence. Chris est également photographe. Il a grandi à Halifax, en Nouvelle-Écosse, et l’univers maritime est son paysage. Quoique totalement différentes, nos pratiques ont plusieurs points en commun: elles allient photographie, objet sculptural, exploration de la mémoire et de la narration. Les photos qu’il a prises aux Îles sont intimes, d’une part car il est mon conjoint, mais aussi, car il a partagé l’entièreté de la résidence avec moi. On a arpenté, gravi les dunes, retourné le crâne, mangé des fish and chips, ensemble!

 
 

Égoportrait

Chris

 
 

Il documentait mes performances, déambulations, installations éphémères au quotidien, de manière fluide et naturelle. À d’autres moments, j’avais une idée précise et je choisissais le site, la mise en scène et les plans de caméras. Le lendemain matin, après le déjeuner, on faisait la sélection des photos en buvant notre café, tout juste avant de finaliser l’itinéraire de la journée.

En écrivant ces lignes, j’ai une pensée pour Danse dans la neige (1948) de Françoise Sullivan et Maurice Perron. Mais dans le sable.

 

Alphiya Joncas a photographié Vicky et Chris au tout début de la résidence.

 

Le Graffiti, image finale de la série Sugar Cakes (2021)

L’image fut présentée en collage documentant l’installation.

 

Qu’est-ce qui restera, Vicky, au-delà des objets recueillis et des images captées?

Des rencontres immenses.

Alphiya Joncas, retrouvailles aux Îles / artiste en art visuel

J’ai rencontré Alphiya à Québec il y a quelques années. Elle terminait ses études à l’Université Laval, et j’avais des expositions dans la capitale. Alphiya a grandi aux Îles; son travail porte sur le territoire et l’identité. Elle est aussi poète. Sa voix est différente, je suis touchée par sa démarche et la personne qu’elle est.

Vickie Grondin, artiste émergente aux Îles / danse performance

Vickie est déménagée aux Îles avec le réalisateur Carl Beauchemin au tout début de la pandémie pour réaliser une vidéo alliant la danse et le territoire madelinot. Vickie écrit aussi de la poésie. J’ai fait leur rencontre lors de ma résidence. Leur énergie est envoûtante. Ça m’a fait du bien de renouer avec une sensibilité commune du corps, du mouvement en relation complète avec la nature et le territoire.

Claude Bourque et ses trésors de la mer / spécialiste des baleines et artiste

Claude est le spécialiste des ossements de baleine aux Îles de la Madeleine. Son atelier regorge d’os, de dents et de crânes de toutes sortes qu’il utilise aussi comme matière première pour ses sculptures. Il est le lien avec les biologistes marins du continent. Il a reconstruit plusieurs squelettes de baleines qui sont maintenant exposés dans des musées d’histoires naturelles et des universités à travers le Canada. Il a identifié l’os que Chris et moi avions trouvé sur la plage et a confirmé qu’il s’agissait d’un crâne de rorqual commun, sans hésitation.

C’est à son atelier que j’ai enfin vu et touché à une dent de morse. Il avait aussi un coffre rempli de balanes qu’il avait lui-même cueillies sur une baleine échouée.

 
 
 
 
 
 

J’ai pris quelques photos avec mon cellulaire: le coffre, les balanes, les dents de cachalot, un crâne de marsouin, une omoplate de baleine, le tout entremêlé parmi ses outils de travail.

La semaine suivante, je suis retournée à son atelier pour photographier ses spécimens aux côtés des miens. C’est ainsi que j’ai créé certaines des natures mortes de Sugar Cakes.

 

Les Natures mortes, série Sugar Cakes (2021)

 

Fin juillet — Toutes deux avons avalé les centaines de kilomètres qui nous séparaient de la maison. De retour à Montréal, je parcours et reparcours mes photos de vacances, en ajoute quelques-unes sur Instagram, caresse la petite roche que j’ai rapportée dans ma valise. Vicky m’envoie des images de ses plans pour une œuvre d’art public qu’elle installe sous peu sur de nouvelles berges, celles du canal Lachine. Il s’agit d’un immense gant en métal qui s’étend sur plusieurs mètres et qui est recouvert de balanes; un autre corps submergé, envahi par la mer. D’autres longs horizons.

Photos: Vicky Sabourin et Chris Boyne

L’ artiste remercie la Concordia University Part-Time Faculty ASSOCIATION Professional Development (CUPFA Professional Development).

 

ARTICLE PUBLIÉ EN AOÛT 2021